Breeding the wild - récit
August 16, 2017Le renne ne te charge pas, il t’esquive. » Les paroles de mon voisin Jon, grand Suédois à l’énergie solaire, me rassurent. Un peu… Derrière lui, une femme à la pommette violette vient juste de se coller un mouchoir dans la narine pour stopper une hémorragie. Le renne esquive, certes, mais il peut te filer des coups de tête accidentels. Le grincement lourd du portail en bois annonce l’entrée d’une centaine de bêtes haletantes et galopant droit sur nous. Une vague de poils et de bois tournoyante, nerveuse et rapide nous encercle. Je reste immobile, comme mes 20 compagnons, au centre, loin des parois. Toujours avoir des possibilités de fuite sur 360 degrés si les animaux décident de tenter une échappée dans ta direction. Et la bête sauvage essaye, toujours.
Depuis une semaine, mes journées sont calées sur le rythme des Saamis, peuple
autochtone vivant dans les territoires nordiques scandinaves et éleveurs de rennes, animal noble et central dans leur tradition. Une des communautés du Härjedalen, province au cœur de la Suède, se mobilise depuis plusieurs jours pour le « Renskiljning » de janvier. Les familles d’éleveurs doivent rassembler leurs bêtes, éparpillées dans les forêts alentour, afin de les trier : chacune ramène alors son troupeau dans des vans à bestiaux. Séparer les
6 000 cervidés de la province est essentiel afin qu’ils trouvent suffisamment de lichen, leur nourriture de base, pour passer l’hiver. Cela permet aussi aux éleveurs de s’assurer de la santé de leurs animaux et d’en abattre quelques-uns pour récupérer rapidement la viande ; mais ça, je ne le sais pas encore.
Mon manteau de peau lainée me sauve du – 22 °C matinal, l’adrénaline aussi. J’assiste à une danse bestiale : les rennes se jettent sur les barrières, se chevauchent, glissent, chutent, brament, soulevant des nuages de neige transpercés par le soleil rasant d’hiver. Il faut reconnaître les rennes d’Ante, ami saami de Jon et à qui je donne un coup de main :
oreille gauche coupée en V, la droite en diagonale. Mais les oreilles de rennes, c’est très poilu, et les bêtes sont rapides. Je repère un animal de notre groupe, il me frôle, je l’attrape avec vivacité par les bois, le maintiens comme je peux. Certaines bêtes se cabrent, d’autres se laissent tirer, comme résignées. La mienne se débat (évidemment), c’est une vieille femelle puissante. Un garçon m’aide à tirer l’animal vers un enclos où on parque les bêtes d’Ante. Oh, cette émotion de la « première fois » qui m’enivre ! Et ce sourire niais que j’affiche… disparaît à la seconde même où ma fesse tutoie les bois d’un jeune cervidé bien nerveux.
La pause-café se mérite. On se partage le saucisson de renne frais autour d’un mini feu
allumé à même le sol enneigé. C’est succulent. Mais le goût de la viande m’est bien différent depuis cette rencontre, deux heures plus tôt, qui m’a retourné l’estomac : crochets
métalliques suspendus, tréteau de métal monté sur ski, un autel de bois et Matthias, équarrisseur.
Les Saamis tentent au maximum d’abattre leurs bêtes en pleine nature, avec un seul boucher vétérinaire, moins stressant pour l’animal, même s’ils sont obligés de les conduire à l’abattoir du coin quand le nombre est trop élevé. Deux jeunes filles présentent un renne sur l’autel pendant que le boucher m’explique les différentes étapes de son sacerdoce.
« Le pistolet d’abattage va tuer le cerveau. C’est la mort cérébrale. » Une des adolescentes caresse doucement le renne avant d’asséner le premier coup fatal. Un dernier râle. Guttural. La bête s’écroule. C’est peut-être ça qui m’a le plus marquée. Le son du dernier râle. Puis viennent les deux coups de couteau secs et précis. « On tue le cervelet situé à l’arrière du crâne, ainsi la bête ne ressent rien pendant les deux minutes où son cœur va encore battre. Et on l’égorge pour la vider de son sang. » C’est la mort clinique. Tout se passe vite et très calmement. Le dépeçage est méthodique, les fourrures et têtes sanglantes s’exposent sur la neige rougie, les carcasses de viande fraîche se balancent.
Le froid du soir brutalise nos corps fatigués. On trie les dernières bêtes de la journée quand je repère un jeune mâle blanc, d’une grâce absolue. Il est si doux que je m’y attache
naïvement en deux minutes. Je questionne la famille du regard, qui m’indique le portail
de gauche… où Matthias attend.
J’ai refusé toute viande les semaines suivantes, par peur de le manger, lui. Et les trois mois d’hiver restants, au milieu des forêts blanches où la lumière mauve t’enveloppe, je me suis vue parler à chaque renne blanc croisé au volant de ma Volvo. Comme pour m’excuser. Bêtement.