Tomato Ketchup
August 12, 2022Conduire, chialer et manger des tomates en même temps. Combo pas évident,
qui aveugle, tant par ces putains de larmes qui brouillent la vue que par les émotions qui te serrent la gorge et t’empêchent donc d’avaler correctement les tomates cœur de pigeon. Il pleuvait fort en Allemagne. J’ai changé l’essui glace qu’on a cassé par précipitation de ne pas vouloir se quitter, dans ce village où l’on a traîné ensemble ces 2 dernières semaines. Un souvenir à chaque coin de rue. Le vendeur de pièces détachés de voiture devait penser que mon visage planqué sous ce masque obligatoire aujourd’hui était bouffi par les pleurs à la vue de mes yeux rougis de larmes. Il a due croire que c’était lié à l’essui glace pété. Si tu savais Monsieur. Je suis juste en train de quitter un homme que j’aime mais qui n’est pas prêt, lui, à m’aimer.
Il me l’a installé. Il était pas obligé. J’ai deviné un sourire compatissant derrière cet écran bleu chirurgical. Cette compassion je la prend. La gentillesse surtout.
Les arrêts en stations service me permettaient de remplir le réservoir d’essence et de vider ces glandes lacrymales en tentant de les essorer : c’est à dire chialer très fort les yeux fermés et tête baissée. Un truc que tu ne peux évidemment pas faire quand tu conduis. Sans musique. Juste au son du moteur de ma vieille et fidèle Dame. Ces 500 bornes pour m’éloigner de ce village sont, au final passées assez vite. Sûrement due au cerveau en surchauffe de souvenirs et de tristesse. Le soleil a brillé dès la frontière française. Mon visage a finalement séché et j’étais épuisée. Trop de café.
Trouver un camping, vite. Ouvert et à moins de 100 bornes car mon corps n’en peut plus. Je ne vois même plus les gens, ils défilent comme des fantômes sous mes yeux cernés. Ou c’est peut être moi le spectre?
Je me gare enfin, place 42. Dans l’allée, 6 gars jouent à la pétanque et me reluquent. C’est l’effet habituelle de la Volvo 245. L’amertume de la bière locale près du canal m’apaise un peu, la lumière est belle, j’installe mon lit et cuisine ma pasta box acheté sur l’ère Total de l’autoroute. Je n’ai plus de tomates. Et c’est tant mieux.
Puis Jean-Luc s’est approché. On a causé cardan et squelette de vieille voiture. Il est mécano, comme ses 5 autres compagnons croisés dans l’allée plus tôt.
« Tu veux manger avec nous, on fait griller des côtes de porc ».
« Merci mais j’ai déjà mangé ».
« Ou boire une bière? T’as l’air triste » qu’il me dit.
« Oui, j’ai chialé toute la journée ».
Il ne me demande pas pourquoi et j’apprécie ça. Cette délicatesse des vieux de 55 ans. J’accepte mais,
« vous ne m’en voudrez pas si je ne reste que 15 min? ».
Je suis restée 5h à leur table. Et on a fini au rhum Kraken. Et on a causé de nos vies.
Je les écoutais, ils m’écoutaient, sans jamais insister sur le pourquoi de ma journée de larmes. Mirco et son gilet en laine à l’effigie de Coluche et Renaud, veuf 2 fois, qui me ramène, sans le vouloir et sans comparer le niveau de nos malheurs, aux drames sentimentaux de mes derniers jours qui ne sont peut être pas si grave. Franky, 62 ans, moustache jauni par la clope, boss de la mécanique qui ne s’arrêtera surement jamais de travailler tant il aime ça, qui tire son équipe vers le haut et forme des apprentis comme le jeune Paul, 19 ans qui fument des cigares cubains ramenés par Rémi, 35 ans, ancien mécanicien sur les plate formes pétrolières, aujourd’hui en atelier, qui a vu du pays et comprend si bien et sans prétention les mondes qu’il a visité. Luc, 23 ans, à qui les profs de collège disaient qu’il n’arriverai à rien dans la vie car pas doué en étude et qui est aujourd’hui l’un des intérims mécanos les plus demandé de France.
« bah c’est vrai que je suis un peu fier du coup, c’est une sorte de revanche sur la vie ».
Et puis Jean-Luc. Qui est venu me chercher. Me demande, avant qu’on se sépare, si je me sens mieux.
« les humains c’est fait pour ça aussi, ne pas laisser celui qui est triste dans un coin. »
C’est pas le genre humain qu’il faut saluer ici Jean-Luc, c’est Vous. Votre gentillesse, votre vécu, et votre bienfaisance. Les arrogants vous surnomment, en tant qu’ouvriers de France, les petites mains. Si discréditant. Mais sans Vous, à l’échelle économique et sociale, on est rien. Et sans Vous ce soir, je n’aurai été rien.
Parce que le lendemain, tard dans la matinée, certes la tête dans un étau de rhum, je me suis réveillée allégée de cette tristesse pesante de la veille. Une pointe de culpabilité pourtant. Aller si vite mieux alors que mon monde sentimental s’était totalement effondré la veille.
J’ai été tenté de rester un autre soir ici. Dîner à nouveau avec Vous. Mais on sait qu’un moment comme celui là ne se vit qu’une seule fois. Alors j’ai repris la route.